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Pérou

En 1977, lors de mon premier voyage au Pérou, je ne fus pas tout à fait séduit par ce pays. L'altiplano, Cuzco, Machupicchu, Iquitos, étaient magnifiques, mais, comme la plupart des Péruviens, je trouvais la capitale, Lima, « horrible ». Désordonnée, sale, bruyante, et surtout triste pendant l'hiver austral correspondant à notre été, à cause de son ciel bas et gris, de ce nuage immobile qui la recouvre la moitié de l'année tel un édredon mouillé, de ce brouillard qui la noie sans se décider à pleuvoir franchement et oblige à allumer des lampes en plein jour. Un couple d'amis m'hébergeait, une linguiste française, Marie-France et son mari, Alejandro, un anthropologue péruvien élève d'Arguedas. En déambulant dans Lima avec eux, notamment dans les quartiers de Miraflores et de la Punta, près du port de Callao, Alejandro me raconta la naissance de ce style architectural « balnéaire » dans les années 50 et nombre d'histoires sur les propriétaires extravagants de ces maisons qui les avaient fait bâtir en choisissant des modèles sur des catalogues ou des revues : une imitation de chalet tyrolien à côté d'une villa grecque, une demeure patricienne de Virginie jouxtant un manoir écossais ou un édifice cubiste d'avant-garde. Il y était habitué. En revanche, je remarquais ce qu'il ne voyait plus, des façades de deux étages pour un simple rez-de-chaussée, des escaliers sans issue, des terrasses sans accès, quantité de d'éléments plus ou moins décoratifs, inutiles. Mon regard neuf d'Européen et sa connaissance des anecdotes liées à chaque lieu transformèrent nos promenades en expéditions comiques à la recherche du détail le plus absurde, né de l'ignorance ou d'un mouvement de gloriole plâtrière. Mais le couvercle du ciel restait pesant.

Ce n'est qu'à mon retour en France, alors que je pensais ne plus jamais revisiter ce pays, que je me mis à rêver du Pérou. A mon insu, ce pays m'avait investi, non par son or légendaire, mais par son étrangeté absolue. En haut, la nature triomphante et convulsive, le lac Titicaca suspendu entre des cimes de glace, l'azur presque sombre, les Indiens petits et taciturnes ; au-delà la forêt infinie, chaude, dangereuse, les fleuves énormes et lents, les Indiens souriant aux inconnus ; sur la côte, le désert, les tombes enfouies, et cette ville mal métissée, corrompue, névrosée, avec ses maisons roses, jaunes, bleu roi, vert gazon, ces lumières en veilleuse sous les porches, cette fantaisie débridée dans la brume, au bord des falaises surplombant le Pacifique. Une ville où l'on pouvait être fou assez librement, cela dut me paraître reposant, à cet âge. Bien sûr, ce n'était qu'une interprétation très personnelle et trompeuse de ce j'avais entrevu, j'avais enjolivé les récits d'Alejandro en me les répétant, je m'étais forgé un Pérou bien plus excentrique que l'original qui l'est déjà beaucoup. Mais c'était aussi là, dans une petite chambre de l'avenue Dos de Mayo, que j'avais reçu le premier rêve prémonitoire de la mort qui serait un jour la mienne.
Je suis retourné au Pérou une dizaine de fois et je ne sais si je le connais mieux ou ne fais que perpétuer mon fantasme. À chaque voyage, je l'aime mieux, de plus près comme la plus exotique de mes patries. Il ne me déçoit jamais, familier et toujours inexplicable. Il est déjà mentionné dans Vaulascar et Passage de la main d'or , recomposé dans Pérou , fouillé dans La Non-personne , parcouru dans Retour à Miranda. Aucun de ces livres ne l'épuise ni ne lui rend justice. Je n'en ai pas fini avec lui. Ma seule certitude est donc que j'y retournerai, en avion et par écrit.


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