Le 29 octobre 2005

L'assassin du boulevard Montparnasse

On devrait inscrire au Code Pénal la notion de délit urbanistique ou de meurtre par architecture ayant entraîné la mort d'une ville. Malraux, qui institua le ravalement décennal des immeubles de Paris et sauva le Marais, donnerait son nom à cette cour de justice, le Tribunal Malraux.   Il est trop tard pour y traduire le baron Haussmann, qui s'en tirerait avec une bonne défense, ni Pompidou, le fossoyeur des Halles, ni quelques seconds couteaux du béton, certes. Mais l'actuel maire de Paris, au train où il va, pourrait figurer au banc des accusés.

Son délit le plus flagrant serait sans doute l'assassinat du boulevard Montparnasse. Chacun peut constater le décès de la victime à cette adresse, et voir sur place les coups qui l'ont frappée, les instruments du crime : de lourds terre-pleins de pierre qui ont étranglé la circulation et asphyxié tout   le quartier. Personne ne comprendra la logique délirante de ce geste perpétré sous sa responsabilité. De la place du 18 juin jusqu'à Port-Royal, les piétons et les riverains se posent la question : en quoi serait-il plus facile (notamment aux personnes âgées ou accompagnées d'enfants, aux handicapés) de prendre le bus au milieu du boulevard que d'y monter par le trottoir ? Il y a eu déjà des blessés. Plus loin, de Port-Royal à Saint-Marcel, le capricieux architecte a compliqué son piège : d'un côté, deux voies pour les bus, de l'autre, deux pour les voitures, soit quatre   voies en sens contraires. Seul un cascadeur peut traverser, il faut alerter les touristes de ce traquenard. Si l'une de ces dispositifs aberrants était meilleur que l'autre, pourquoi ne pas l'avoir appliqué d'un bout à l'autre ? Les deux sont idiots, hélas, alors on a tronçonné, moitié-moitié. Quel autre labyrinthe sadique nous prépare-t-on de Saint-Marcel à Austerlitz ?   Les commerces et les restaurants en souffrent autant que les piétons. On contourne le quartier devenu dangereux, pire, enlaidi. Les transports en commun ni les taxis n'en roulent pas mieux, ne sont pas moins chers. On s'embouteille, on s'égare, on respire mal et nos édiles triomphent : « Voyez cette pollution ? Trop de voitures... » Paris est devenu vert, non pas vert écologique, mais vert comme les barrières de plastique derrière lesquelles des machines restent à l'arrêt pendant des mois, devant des trous.

Croisement de deux bus de la ligne Mobilien 91 sur la voie située au milieu de la chaussée boulevard du Montparnasse

Combien cela a-t-il coûté ? Combien il en coûtera pour effacer les folies Delanoé ? Sans parler des millions d'euros engloutis pour transformer les Champs-Elysées en parc d'attractions pendant quelques heures, quand Paris faisait campagne pour les J.O. avec le succès que l'on a vu. On sait d'où vient l'argent, c'est le nôtre. Mais où va la petite monnaie ? C'est si peu pour chaque citoyen, il est vrai, et ça représente tellement pour quelques-uns.

Montparnasse a été le rendez-vous des artistes et des intellectuels au XXè siècle, il flottait encore récemment   dans ce lieu de mémoire un air de liberté, un peu de cette gaieté qu'on ira chercher désormais à Londres, Madrid ou Barcelone, où elle est spontanée. Après la Grande Peur de 68, le Quartier Latin a été muselé par les fripiers et les chausseurs. Saint-Germain n'est plus qu'un bazar de luxe, le duty-free d'un émirat, où l'on achète un sac en crocodile plus facilement qu'un livre ou un disque. À présent, Montparnasse est mort.

Ne revenez pas, Sartre et Beauvoir, Picasso et Hemingway. Fuyez, beaux esprits d'ici ou d'ailleurs. Paris n'est qu'une boutique sous un musée, un trompe-l'oeil momifié, provincial comme Vichy, aseptisé comme le décor d'Amélie Poulain, trop rangé pour l'alchimie fragile des idées neuves. Et Paris n'est plus une fête, depuis qu'un amateur de vélocipédistes et de patineurs à roulettes nous impose les siennes, qui sont navrantes, comme ses fausses plages où la baignade est interdite. Or les meilleures fêtes s'improvisent. Elles ne se décrètent pas plus que l'amour ni le génie des lieux. Encore un peu de zèle, de bitume et toute l'âme y passera. C'était Paris.