Le 29 août 2005

Les moustaches de Nietzsche

Le 20 juillet dernier, je devais déjà avoir une idée en tête en glissant dans ma valise Le mythe de l'éternel retour de Mircea Eliade et quelques Fragments posthumes de Nietzsche consacrés au même sujet. C'était mon troisième retour en Suisse en quelques années, un début d'habitude, une séduction s'installant en douce, une victoire tardive sur les préjugés que les Français nourrissent hypocritement contre les Suisses, leurs coucous et leurs comptes numérotés. Ils sont   en réalité fort mystérieux, ces anciens mercenaires féroces dont les princes d'Europe louaient les armes. Plus sages et policés que leurs voisins, plus étranges aussi. Des champions de l'horlogerie, de l'exactitude (symptôme toujours inquiétant), des as de la pharmacie qui ont découvert le LSD 25, des bâtisseurs d'hôpitaux psychiatriques hantés par la folie qui rôde sous la surface des bonnes manières (traverser hors des clous, à la parisienne, est un geste sauvage à Zurich, d'une incivilité suspecte). Encore des clichés, peut-être, mais la lecture des mémoires d'Auguste Forel (1848-1931), entomologiste et aliéniste, gloire nationale qui figura sur les billets de 1000 francs suisses jusqu'en 1997, ne les dément pas tout à fait. En affinant les clichés on finira bien par trouver l'image vraie. Patience, donc.

Des collectionneurs d'art hors pair, aussi. A Bâle, on a jeté le premier pont sur le Rhin en 1225. Les foires se sont multipliées et les Médicis y établirent une banque. Les moulins à papier se répandirent le long du fleuve et l'on y imprima la Bible en même temps que des manuels de magie. La ville grouillait d'alchimistes experts en plantes médicinales plus ou moins fumistes et vénéneuses. Aujourd'hui, derrière le coeur fantastique de la ville médiévale, se dressent les tours des géants mondiaux de la pharmacie moderne, dont la richesse dépasse le PIB des nombreux pays pauvres du Sud sur lesquels ils règnent discrètement. Plus de grimoires diaboliques ni de bave de crapaud, mais des gélules, des chiffres, un flot d'argent gros comme le Rhin. Et, comme toujours, les fleurs exquises de l'art. La Fondation Beyeler dans la banlieue de Bâle, un modèle du genre, conçue par Renzo Piano, expose les toiles de la période surréaliste de Picasso,   pour autant qu'il ait été vraiment surréaliste au-delà d'un flirt, je laisserai d'autres en débattre, puisqu'il fut tout et son contraire,   jusqu'à forger à lui seul tout le style de son siècle. On le savait avant d'aller à Bâle, certes, et pourtant la vigueur du génie saisit le visiteur par sa fraîcheur jaillissante, sa force inusable, déjà vue mais intacte, comme pour la première fois. Privilège des classiques.

Je ne passe qu'une nuit à Zurich, le temps de constater le triste état du cabaret Voltaire, berceau du mouvement Dada, et de dîner dans un restaurant au bord du lac, près du casino où affluent des rappeurs. Ce restaurant démodé me fascine de façon inexplicable, sans doute pour des raisons équivoques. Son décor désuet des années 60 - fer forgé, éclairage vitreux, papier peint de femmes et d'hommes nus en noir et blanc dans les toilettes - son ambiance d'orgie suspendue, probablement imaginaire ? Tout près, dans les bois, on devine la masse écrasante du Burghölzli, le monumental hôpital de malades mentaux que dirigèrent Forel, Bleuler, et où le jeune Lacan traîna ses guêtres, ses costumes de tweed, sa morgue.

Après un   détour en Autriche dont je garde le récit pour une autre fois, j'atteins enfin Sils-Maria en Engadine, une excursion depuis longtemps désirée, et m'installe pour quelques jours à l'inévitable hôtel Waldhaus, une forteresse tyrolienne construite sur une éminence au-dessus du lac, en 1908, gérée par la même famille depuis sa fondation. Un palace austère dans son jus d'époque, rafraîchi avec un tact amoureux, un sommet de l'excellence hôtelière. Le patron, qui tient à accueillir ses hôtes en personne, me parle aussitôt de mes livres. Je n'en ressens nulle satisfaction de vanité, n'étant pas traduit en allemand, plutôt surpris qu'il ait pris le soin de se renseigner sur mon compte, grâce à Internet, comme pour chaque voyageur faisant halte chez lui. Où trouve-t-on ailleurs une pareille courtoisie ? La table est remarquable, le personnel souriant et rapide. Les chambres silencieuses donnent sur les montagnes et le lac, le décor est sobre, sans faste, et les oreillers garnis de plumes, cosa rara . Les fumeurs sont tolérés sans être culpabilisés (avec raison : trop d'air pur étourdit les nouveaux arrivants) et les cartes de crédit acceptées, ce qui n'est pas inutile, on le pressent de loin en apercevant la silhouette du château en surplomb du village. Le concierge me demande si je veux me rendre à Stampa, le hameau natal des Giacometti. Pourquoi pas, une autre fois, je suis surtout venu à Sils-Maria pour Nietzsche. Evidemment, répond-il. Il n'a rien contre le grand homme, ne l'a pas lu, mais enfin, on lui a fait une si mauvaise réputation à ce malheureux professeur après sa maladie, c'en est presque gênant, tant de gens se méprennent...Je ne suis pas de ceux-là. Dans ce cas, dit-il rassuré, la Nietzsche Haus est juste en bas, isolée dans le premier virage sur la route de Saint Moritz, vous n'aurez qu'à descendre demain. Elle est fermée aujourd'hui. Cinq minutes à pied. Une carriole à cheval vous remontera s'il pleut.

Nietzsche est devenu « fou » en janvier 1889 à Turin, en étreignant le cou d'un cheval que son cocher battait. Prendre la carriole serait une insulte envers l'ultime élan de compassion qu'il éprouva avant de s'effondrer pour dix ans de décrépitude. Le lendemain, je marche donc jusqu'au village. Une pelouse précède la petite maison blanche à deux étages où Nietzsche séjourna de 1881 à 1888 et où il écrivit Ainsi parlait Zarathoustra. L'intérieur est modeste, comme l'étaient ses revenus. Un dépliant à l'entrée explique en plusieurs langues que le philosophe, apaisé de ses maux physiques par le climat vivifiant de la région, connut ici la période la plus féconde de sa création. Au cours d'une des longues marches quotidiennes qu'il affectionnait comme bien des penseurs, il eut la révélation de l'Éternel Retour près d'un rocher non loin de là (un croquis indique l'accès au site).   Le dépliant est gratuit, fourni par la société des amis de Nietzsche, mais une femme surgit et me réclame d'un ton revêche une poignée de francs suisses pour franchir le seuil. Au rez-de-chaussée, deux pièces étroites, salon ou bibliothèques, des livres, des photos accrochées aux boiseries. À l'étage, la plupart des portes sont verrouillées : « Privé ». Seule la chambre de Nietzsche est ouverte - au regard du moins, un cordon interdit d'y pénétrer -, une chambre toute en bois, dépouillée (ou vidée, dévalisée ?). Une table, une chaise, un lit recouvert d'un bizarre édredon blanc. Je redescends à l'entrée où la femme triste compte sa monnaie, à la recherche d'un souvenir touristique quelconque. Les cartes postales sont hors de prix, la dame est âpre au gain. Le seul ouvrage en français, Nietzsche, biographie d'une pensée , de Rüdiger Safranski, est vendu deux fois plus cher qu'en France. Je le fais remarquer à la femme qui hausse les épaules. Elle s'en fiche ou ne comprend pas le français, ce qui est son droit. Néanmoins, en feuilletant l'ouvrage, il me paraît si captivant que je ne peux me résoudre à le reposer sur l'étagère. Je paie le prix absurde, deux jours de gagnés avec Nietzsche valent bien cette   mesquinerie. Puis, au moment de sortir, je décide de remonter à la chambre une dernière fois. Qui sait quand la reverrai-je ? Cet édredon mystérieux   m'intrigue aussi. Je le photographie au flash. Sur l'écran de mon appareil numérique, la chambre sombre s'illumine. Ce n'est pas un édredon qui est posé sur le lit, mais une sculpture de plâtre, une reproduction gigantesque et blanche des fameuses moustaches du philosophe défunt, agrandies cent fois ou plus, de deux mètres de long. Un hommage, cette avanie de l'art contemporain ? Pourquoi pas une énorme oreille de plastique rose sur la tombe de Van Gogh, un cornet acoustique de la taille d'une poubelle d'immeuble sur celle de Beethoven ? Attention, les morts se vengent toujours.