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Ile de France

Une longue partie de ma jeunesse s'est déroulée en Ile de France, chez des amis dont les parents possédaient une vaste maison et un parc   dans un village en bordure de la Seine près de Fontainebleau. Ces amis, deux frères connus au lycée Carnot, furent mes frères d'adoption durant de nombreuses et tumultueuses années.
Avec eux j'ai partagé l'oisiveté impatiente d'une adolescence interminable, tour à tour cultivée, ludique et passionnée, passant beaucoup de nuits blanches à parler de littérature, à réinventer le monde et notre avenir, à parcourir la forêt dans la nuit, à improviser des fêtes et des costumes, à vider des bouteilles aussi. Dévergondage courant à cet âge, dira-t-on. Pas tant que cela. Notre divertissement échappa au banal par son intensité, sa longévité (une décennie, de seize à vingt-six ans, à peu près) et grâce à l'unité de lieu que lui offrit ou lui imposa cette propriété familiale que nous appelions « le Bel Air ».
Elle était compliquée, grande, trop grande (cet excès étant un luxe inhabituel en soi), délicieuse en été, glaciale en hiver. Enveloppante, protectrice, nous isolant dans un monde privé, elle était très exigeante en retour, il fallait la réparer sans cesse, alimenter les poêles et les feux, observer une foule de rituels remontant à tel ancêtre ou parent dont l'ensemble constituait une sorte de code réservé aux initiés. Comme d'autres maisons de ce village, elle comportait une chambre où, par un procédé savant, on gardait intactes les grappes de raisins coupées à l'automne pour les revendre à Paris en plein février. Peut-être mes amis et moi avons-nous cru que le Bel Air aurait le pouvoir de conserver aussi les raisins verts de nos jeunes années, d'immobiliser le temps. Aucune autre demeure après « Saintonge » n'a exercé une telle emprise sur moi. Je peux me souvenir de son odeur, de chacun de ses bruits, ressentir encore sa puissance d'envoûtement. Le Bel Air était une maison qui nous habitait autant que nous l'habitions, à la fois bienveillante et redoutable, maternelle et dévorante, où l'on pouvait engloutir sa vie. En elle le temps s'immobilisait dans une éternité douce et nostalgique, comme un réceptacle du paradis perdu, un vertige mélancolique proche de la folie. Je l'ai amplement décrite dans le troisième volet de Naissance d'une passion intitulée Effondré , du nom authentique de la partie basse du village où elle est située.

Autour du Bel Air, je dois citer les châteaux de la Rivière et de Courances, diverses auberges à Samois ou sur les hauteurs de la Solle, disparues aujourd'hui, mais présentes dans ce roman. Et bien sûr la   forêt de Fontainebleau, pleine de cavernes et de fantômes, ceux de Gurdjieff et des brigands, espace non totalement domestiqué où se mêlent l'effroi d'un monde sauvage, animal, et l'idée d'une nature pure et salvatrice. Lieu ambivalent, réel et imaginaire, le même où le peintre Louis va chercher son inspiration au début de Loin des forêts, où dans L'interprétation des singes le professeur Sarastre chasse à courre et où le jeune Damien abrite ses amours clandestines.
 

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