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Les étoiles littéraires

 
J'ai su déchiffrer à quatre ans des mots et des phrases de journaux dont le sens m'échappait totalement et n'ai pas été un lecteur précoce pour autant. Avant l'âge de dix ans, je dévorais essentiellement des bandes dessinées (sans trancher entre Tintin, Mickey et Spirou, pêle-mêle, de façon oecuménique). Des contes, des fables, des Jules Verne aussi, dans la grande édition illustrée de Hetzel. Quatre livres émergent de cette époque, Le Corsaire Triplex de Paul d'Ivoi, L'Île Rose de Charles Vildrac, les Contes Bleus de Édouard-René de Laboulaye et Les Vacances de la comtesse de Ségur. J'ignorais alors la dimension sadico-anale de la comtesse, laquelle ne m'apparut que bien plus tard avec Le Général Dourakine et surtout en retombant dans Les Vacances sur la mésaventure du chevalier qui rêve d'un trésor dans un château et défèque à l'endroit de la cachette pour la retrouver ensuite. Épisode étonnant, rarement cité, mais qui me frappa aussi vite que je l'occultai, jusqu'à ce que je me décide, à trente ans, à relire l'ouvrage pour comprendre ce qui mystérieusement m'obsédait en lui.
Entre dix et treize ans, tout mon horizon est pris par Alexandre Dumas et Maurice Leblanc, Le Comte de Monte-Cristo, L'Aiguille creuse, Le Bouchon de cristal . Première fascination pour des héros élégants, tour à tour généreux et impitoyables, justiciers inquiétants dont le magicien Mandrake de Lee Falk est le cousin mastroiannien dans les comics américains.

Mandrake
 

Stendhal dansant, par Alfred de Musset
Ces personnages orgueilleux, amoureux d'eux-mêmes plus que des femmes, préparent le terrain à celui qui hantera mon adolescence, Julien Sorel. À mon père qui me demandera un jour ce que j'estime de si admirable chez ce petit précepteur ambitieux, égoïste et criminel, je ne sais que répondre. La silhouette noire sur la couverture du Livre de Poche, peut-être. Je lis tout Stendhal entre quatorze et quinze ans, je sais par coeur des pages entières du Rouge et le noir . C'est le style de Stendhal qui m'a conquis à mon insu, ses tournures sèches, ses mots anglais, même si je me crois possédé par Julien Sorel comme je le suis à la même époque par Rimbaud, autre solitaire plus équivoque, incarnation parfaite du génie visionnaire tel que se le représente un adolescent : le verbe en explosion, une beauté de voyou, un trajet mythique. Plusieurs fois, je croise en rêve Arthur Rimbaud dans Paris. La lecture de Gide aggrave mon cas - lui n'est pas équivoque, il avoue sans ambages - et m'apaise curieusement. Son côté vieux sage malin, vieux singe peu sage, est réconfortant. Il sent le soufre, mais il est couvert de gloire. Il inquiète en même temps qu'il autorise les fruits défendus. À quinze ans, j'aime ce monsieur qui m'aurait sûrement aimé.

Arthur Rimbaud

André Gide
C'est peu après que j'entre en religion avec Proust et Flaubert,   soumis à l'emprise de leur style, pour les mêmes raisons qui me les font relire aujourd'hui et qu'il est inutile de développer davantage. Je note cependant que la phrase de Proust, par ses enchâssements multiples, ses dévoilements successifs, fut pour moi à l'origine d'une passion de vingt ans que j'eus pour la psychanalyse.
Je cite ces auteurs sans vanité particulière. Ils furent des étoiles brillantes dans mon ciel et me tinrent compagnie, mais ce sont des pères sans fils et je ne pense pas avoir écrit une ligne qu'ils aient inspirée.
De quinze à vingt-cinq ans, j'eus d'autres parrains, tout aussi disparates. Cervantès et Pétrone, les inventeurs du roman. Diderot pour le plaisir décousu de la conversation et Sterne pour l'art de la digression infinie. Le Boulgakov du Maître et Marguerite , le Queneau du Chiendent et des Fleurs Bleues, pour leur manière de briser le canevas du récit et de court-circuiter la logique temporelle. Le Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki, lu après la vision du film de Wojciech Has, m'encouragea dans ce vertige du bizarre fastueux (totalement à contre-courant de la mode dominant le roman français), comme plus tard les romans sud-américains de l'ère du « boom » qui, eux, furent mieux accueillis. Nabokov m'enchanta plusieurs années par l'aristocratique affirmation de son désir. Et je n'ai pas fini de méditer sur le rébus de Gombrowicz dans Cosmos , avec sa lézarde au plafond et son rossignol pendu. En un mot, ces années de formation se firent autour d'étoiles contraires, inimitables, n'ayant pas toujours la faveur des Français, et me protégèrent des conforts du succès, des certitudes collectives, des pièges mortels de la répétition. Non sans amertume parfois, mais toute vie singulière est à ce prix - que remboursent assez largement, selon moi, les deniers invisibles de la liberté.

                                                                 ( à suivre )



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